Métro D. Le haut-parleur chante : « Guillotière« . Je descends.

La place est une sorte de grand carrefour. Les avenues convergent ; les bagnoles, les trams, les métros, les piétons, les vélos s’y bousculent paisiblement.

Les vieux Arabes s’assoient sur les bordures de trottoir, au raz des pots d’échappement qui puent et qui vrombissent au rythme des feux rouges, mais ça ne les dérange pas, ils y tiennent salon pendant des heures, toque sur la tête, en respirant du pétrole. Personne ne les oblige à subir cette puanteur et cet inconfort, mais bon, ils ont l’air de s’y plaire. Les jeunes Arabes errent en glaviotant dans le triangle formé par le marchand de kebab, la mosquée, et la boutique de téléphones. Les Pakistanais vendent des saris. Les Noirs tiennent des salons de coiffure « Afro ». Les Chinois tiennent des boutiques d’informatique ou vendent de la bouffe estampillée Tang Frères. D’ailleurs, on reconnaît facilement les Chinois nouvellement arrivés en France : ils ont tendance à monter dans le métro dès que les portes s’ouvrent, sans attendre la descente des passagers – habitude courante en Chine. Les Blancs se rendent au café citoyen ou au siège du collektif autogéré anti-Sarko, avec leur écharpe de portage en coton équitable du Guatemala. Ce petit coin de quartier populaire est un vrai cliché. Si c’était un morceau de littérature, la Halde porterait plainte pour abus de préjugés et de stéréotypes. Mais voilà, c’est le portrait du réel.

La Guillotière, c’est la France moderne. Vu du côté Blanc, elle est merveilleuse : multiculturelle, citoyenne, festive, diverse, métisse, alternative, engagée, antiraciste, colorée, etc. Les théâtreux et les étudiants en sociologie adorent.

En réalité, il n’y a pas de métissage, ou très peu. Les communautés sont juxtaposées, rarement mélangées. Je n’ai jamais vu d’Arabes sortir en famille aux Délices de Shanghaï. Je ne vois jamais de Chinois au Galata Kebab. Les Noirs s’en foutent des collectifs écoresponsables, des cafés autogérés ou des salles de théâtre associatives. Il n’y a jamais de concert de musique indienne, il n’y a jamais de peintre kabyle qui expose son œuvre, il n’y a jamais d’orchestre chinois qui donne un récital, il n’y a pas de concerts de rock parce qu’il n’y a jamais de Chinois, d’Arabes ou de Pakistanais dans les concerts de rock. Je n’ai jamais vu de Chinoise ou d’Algérienne se faire des tresses « afro » sur la tête. De fait, s’il est encore possible de dire l’indicible, la population Blanche est la seule à s’intéresser à la fois aux kebabs des Turcs, aux produits exotiques des Chinois, aux coiffeurs de la communauté Noire pour s’y faire des tresses, aux salons de thé marocains, aux patissiers indiens, aux rhumeries antillaises, aux conférences pro-Pasraël ou pro-Isralestine organisées par FO. Mais sinon il paraît que les Blancs sont les plus racistes du monde.

En fait, pour être plus précis, le seul endroit qui fait l’unanimité, c’est le Mac Do de la Guillotière. Parce que Mac Do a compris l’essence de la mondialisation depuis bien longtemps : la démocratisation passe par le nivellement par le bas. La civilisation des couteaux-fourchettes passe à la trappe, idem celle des baguettes chinoises. Trop compliqué. La déculturation promet la joie – factice, mais passons – de manger avec les doigts. La civilisation de la cuisine et du goût suit le même sort : le tiède-mou-salé-sucré triomphe car le goût démocratique est sans exigence. Mac Do, c’est le « défi du métissage » [N. Sarkozy] relevé avec brio. Le reste n’est que folklore.