Retour sur l’idéal prolétarien : La société révolutionnaire, fondée essentiellement sur l’avènement  de l’égalité stricte et réelle, envisage clairement une société sans inégalité, sans classe, donc sans jalousie, sans gourmandise, sans orgueil, sans luxure, sans richesse personnelle, bref, très clairement une société qui convoque un art de vivre de l’ordre céleste. Les lendemains qui chantent, le Nouvel Homme, l’avènement d’un Monde Nouveau, la sortie des ténèbres pour marcher vers le paradis rouge, etc. ; la Révolution convoque le Ciel sur la Terre, comme on couperait l’herbe sous le pied de Dieu en lui confisquant son droit d’Apocalypse.

Or, c’est un fait, la Révolution n’a jamais été fomentée par les paysans ou les ouvriers. Elle n’a jamais été théorisée et mise en place par les masses laborieuses. Celles-ci n’ont été que l’objet de manipulation de la part de minorités extrêmement bien organisées, tant au niveau de ses objectifs que de ses moyens. Par exemple : massivement, les paysans et les petites gens n’ont jamais voulu la mort du Roi entre 1789 et 1793, car il a toujours existé un profond attachement des masses pour l’image du souverain. Le peuple n’a jamais manifesté de grand intérêt pour la dissolution de la souveraineté suprême. Quand on lui confisque un roi, il ne goûte nulle liberté de plus : il se jette tôt ou tard dans les bras d’un tyran. Quand on lui confisque un curé, il n’éprouve que peu de temps la joie d’un nouveau libre-arbitre : il se jette bien vite aux pieds d’une idole ou d’un gourou. À défaut de souverain de chair, ce sont aujourd’hui les Droits de l’Homme qui font office de Souverain intouchable et sacré. Bref.

Le mode de vie révolutionnaire [collectivisme, familistère, kolkhozes, maison du Peuple, coopérative,…] demande un effort colossal aux gens : il faut faire admettre à tout le monde que tout bien doit être mis en commun, que plus rien n’appartient à personne en propre, que la jalousie ou la paresse sont désormais interdites, qu’il faut cohabiter harmonieusement avec toute la communauté sans exception [culte corollaire du pacifisme], qu’il faut œuvrer tous ensemble à des tâches planifiées, qu’il faut liquider le passé, qu’il n’y a plus ni chef ni hiérarchie sinon un objectif politique désincarné [le Parti Unique], etc.
Autant vous dire qu’il s’agit d’une discipline de fer, franchement inspirée du modèle monacal, qui demande un solide sens du sacrifice, du renoncement, et de l’autodiscipline. Et le modèle monacal, je vous prie de croire que ce n’est pas vraiment un modèle social à la portée des masses. C’est une exigence que seule une élite intellectuelle et spirituelle peut accepter, voire savourer, en tout cas embrasser par un choix mûri. L’issue du projet initial tourna donc au vinaigre dès sa mise en œuvre, et se concrétisa par la surveillance, la délation, la déportation, la trouille, l’espionnage, l’intimidation, la désinformation, le trucage, etc. [1]

À cet égard, l’architecture et l’urbanisme révolutionnaires sont passionnants à analyser, de Boullée à Niemeyer en passant par Fourier ou Ledoux. Prenons Le Corbusier, maître du fonctionnalisme pour tous. Une fois théorisée sa nouvelle architecture lisse, blanche et épurée, ce n’est pas directement auprès des masses qu’il la met à l’essai. Les premiers habitants de ses villas sont artistes, collectionneurs, courtiers en assurance, etc., bref, des esprits bourgeois, initiés à un certain art de la nouveauté et de l’expérimentation plastique, des gens dont le background intellectuel peut disposer à vivre dans un intérieur à l’esthétique subtile, aride, et conceptuelle ; soit tout le contraire de la définition du goût populaire.

Gagnant de la célébrité et du crédit auprès des milieux intellectuels, des milieux de gauche, et des milieux intellectuels de gauche, Le Corbusier échafaude des projets à très grande échelle pour les masses. Il conçoit les Unités d’habitation, gigantesques immeubles comprenant logements, rues intérieures, commerces, services, école sur le toit, etc. Plusieurs exemplaires furent bâtis [à Berlin, à Firminy, à Rezé,…], mais celle de Marseille reste la plus célèbre, notamment par le sobriquet qu’on lui donne – la « maison du fada ».
La clientèle visée par ce mode de vie : les petites gens. Le projet entre dans la longue lignée des « palais sociaux » fantasmés par les utopistes progressistes. Au programme : habitat réduit à son fonctionnalisme minimum. Les habitats sont appelés « cellules », et les chambres sont volontairement exiguës et dépouillées. Constance du modèle monacal dans l’idéal révolutionnaire… Les placards sont intégrés, afin d’interdire toute intrusion de l’armoire normande ou de n’importe quelle possession personnelle un peu trop encombrante, qui serait passéiste ou discordante dans le Projet esthétique. Pas d’ornement, mais une stricte observance de l’utilité au cœur d’une nef de béton.

Après quelques décennies d’usage, le succès fut franchement mitigé. Je crois même que la poste et que l’école durent fermer. Les législations immobilières ébranlèrent très vite le système communautaire qui était censé y avoir cours. Pourtant, depuis les années 90, les Unités d’habitation purent être peu à peu sauvées de la déshérence ; elles ont retrouvé un certain engouement grâce aux nouvelles populations qui y vivent désormais : architectes, designers, artistes, collectionneurs, courtiers en assurances, bref, bourgeois initiés à un certaine expertise esthétique, voire à un certain snobisme érudit. La boucle est bouclée.

Le trip collectiviste, c’est un rêve de bourgeois. Il n’emporte pas l’adhésion du peuple. C’est un fantasme projeté sur une image naïve et angélique des petites gens. Un autre projet de Le Corbusier [toits plats, fenêtres en bandeau, espaces ouverts,…] fut dénaturé par ses propres habitants, lesquels s’empressèrent d’ajouter des toits de tuile traditionnels, de boucher les fenêtres en bandeau pour y faire des fenêtres classiques à rideaux, et de recloisonner les espaces ouverts pour les fermer. Goût bourgeois contre goût populaire, n’en déplaise aux dangereux partisans du « travail d’éducation à mener sur les masses ».

Hors de ces quelques expérimentations isolées mais absolument fondamentales pour le devenir des villes, les petites gens se virent offrir deux choix : l’héritage de Le Corbusier fabriqué au kilomètre linéaire [les barres d’habitations HLM], ou la radicalisation de l’individualisme par hectares de copiés-collés [les résidences pavillonnaires]. L’un et l’autre consacrent la mort et de la ville et de la campagne, de la vie normale en société [empilement d’un côté, atomisation de l’autre], et chantent le même triomphe du Laid.

[À suivre]

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[1] Il y a quelques années, des étudiants projetèrent à l’Université de Lyon un petit reportage vidéo sur la crise argentine. On nous montra que certaines initiatives populaires pour s’en sortir méritaient d’être connues. Le but était de nous vendre un altermondialisme optimiste, et franchement très très à gauche. Ainsi, à titre d’exemple, on voyait une demi-douzaine de jeunes gens montant une petite entreprise de coursiers à scooters sur le modèle coopératif, avec égale répartition des richesses, etc. Mais au bout de quelques jours ou de quelques semaines, on voyait très nettement que ceux qui bossaient vraiment n’avaient plus du tout envie de partager leurs richesses avec ceux qui ne branlaient rien de la journée, et les lendemains radieux et collectivistes tournèrent vite à l’engueulade. L’idéal percutant le mur du réel. Merveilleux. Mais personne dans l’assemblée ne releva.