Après I comme Icare dont je parlais hier, vous poursuivrez votre viatique anti-démocrate par la lecture du Schtroumpfissime, album extrêmement politique s’il en est.
Le Grand Schtroumpf étant absent pour quelques jours, tout le village est livré à lui-même, et les Schtroumpfs se mettent en quête d’un chef de substitution. Commence alors une aventure qui voit naître de belles intentions démocratiques [tous les Schtroumpfs sont égaux en théorie], mais ce postulat entraîne dans une logique implacable la démagogie, la tyrannie, et finalement la guerre civile. Tout y passe : flatteries, magouilles électorales, confusion des bulletins de vote, promesses mensongères, imbécillité intrinsèque des foules, mouvements de résistance face aux milices de celui qui s’autoproclame Schtroumpfissime, phénomène de collaboration et de corruption, titres honorifiques de pacotille, attributions arbitraires des responsabilités, etc.
Et pendant toute cette agitation, nul ne s’affaire plus aux choses essentielles, à savoir la vigilance qu’il faut porter aux frontières de son territoire pour en assurer la survie : l’invasion des eaux menace le village si le barrage de la Rivière Schtroumpf n’est pas entretenu. [Nous sommes en 2008, on en tirera l’analogie de son choix].
Le Schtroumpfissime est in fine le discrédit du gouvernement populaire, et la consécration du gouvernement monarchique fondé sur une légitimité fondamentalement inégalitaire : le Grand Schtroumpf est le plus éclairé en tout [même le Shtroumpf à lunettes ne lui arrive pas à la cheville, c’est un vaniteux totalement incapable de s’élever au rang d’aristocrate, et sa science est désincarnée], et sa vénérabilité pose les conditions de l’épanouissement de tous [untel est bricoleur, untel est poète, untel est farceur, etc], contrairement à l’usurpateur élu qui commence par diviser les uns d’avec les autres et attribue des rôles inadéquats pour servir sa propre cause. Le rôle de la nuit est également édifiant dans cet album : on sait que la nuit est toujours le sommeil paisible du village, sauf pour le Grand Shtroumpf qui veille et travaille sur ses potions magiques. Sous le règne du Schtroumpfissime, la nuit devient le moment des traquenards, des complots, des espionnages et des suspicions ; la part obscure du monde vient dévorer l’innocence vitale du village.
L’album se clôt sur l’évidence d’une Restauration, tant par les désastres intérieurs [un gouvernement d’opérette n’engendre que des catastrophes et pervertit l’œuvre du salut], que par les désastres extérieures [une cité devient vulnérable quand elle ne regarde plus qu’elle-même] engendrés par la transformation du peuple en souverain.
Un album d’éducation politique qui ravira vos enfants, et qui achèvera de convaincre ceux qui ont toujours vu chez les Schtroumpfs un modèle de société communiste !
jeudi 23 octobre 2008 at 12:32
On fête en ce moment le cinquantième anniversaire des Schtroumpfs !
jeudi 23 octobre 2008 at 3:04
Excellente analyse. Ne pas oublier que Peyo était belge, ce qui éclaire sa vision politique, mais aussi linguistique (cf « Schtroumpf vert et vert schtroumpf », autre album remarquable de la série…)
Décidément, votre blog me plaît beaucoup : si vous le permettez, je vous inscris dans mon blogroll sous l’appellation « frais et goûtu ».
jeudi 23 octobre 2008 at 3:13
Sur le même sujet, il y a la fable de La Fontaine « Les grenouilles qui demandent un roi ». Mais la leçon est un peu différente et se résume ainsi : tout changement de régime est périlleux, contentez-vous du vôtre de peur d’en rencontrer un pire.
http://www.lafontaine.net/lesFables/afficheFable.php?id=47
jeudi 23 octobre 2008 at 4:07
Damien,
Merci 🙂
Sébastien,
Tout à fait. Je songe encore à cette tirade de Corneille :
« Mais quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte :
La voix de la raison jamais ne se consulte ;
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L’autorité livrée aux plus séditieux.
Ces petits souverains qu’il fait pour une année,
Voyant d’un temps si cour leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit ;
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement :
Le pire des États, c’est l’État populaire. »
vendredi 24 octobre 2008 at 5:57
Je n’aurais jamais cru qu’un jour ce serait un affreux réac qui m’inciterait à me remettre aux schtroumpfs (même si je me disais bien que le bonnet blanc… enfin bref), mais j’vais quand-même le faire.
Critiquons un peu cependant: le Grand Schtroumpf, c’est un peu le « Roi Philosophe » du village. Si je me souviens bien, les schtroumpfs sont une centaine à tout casser et ont un sens communautaire assez aiguisé. Alors où va-t-on trouver un Roi Philosophe de nos jours en France et comment va-t-on appliquer sa sagesse à 60 millions de sujets tire-au-flanc pour une grande part?
vendredi 24 octobre 2008 at 1:08
Je l’ai adoré mais à l’époque je l’ai trouvé vachement sérieux par rapport aux autres albums. D’habitude l’ennemi des Schtroumpfs et le méchant Gargamel mais cette fois ce sont les Schtroumpfs qui sont leurs propres ennemis.
vendredi 24 octobre 2008 at 4:43
Je vois que vous vous remettez à lire! A quand une critique de Dantec?
vendredi 24 octobre 2008 at 5:13
@Liquid: Perso, entre les schtroumpfs et Dantec, je choisis les premiers sans hésiter, mais on a le droit de ne pas être d’accord.
mardi 28 octobre 2008 at 11:02
Bonne idée, je vais m’y remettre aussi. Après Volkoff et sa série sur le sujet (« Pourquoi je suis moyennement démocrate » et « Pourquoi je serais plutôt aristocrate »), le Schtroumpfissime viendra utilement compléter mon viatique… et m’aidera à vulgariser pour mes enfants 😉
samedi 8 novembre 2008 at 5:44
[…] Et pendant toute cette agitation, nul ne s’affaire plus aux choses essentielles, à savoir la vigilance qu’il faut porter aux frontières de son territoire pour en assurer la survie : l’invasion des eaux menace le village si le barrage de la Rivière Schtroumpf n’est pas entretenu. [Nous sommes en 2008, on en tirera l’analogie de son choix]. Lire la suite […]
samedi 8 novembre 2008 at 6:47
« Le Schtroumpf noir » version politiquement correct
samedi 8 novembre 2008 at 6:52
j’ai souvent entendu dire que les schtroumpfs était une alégorie au socialisme utopique
dimanche 25 octobre 2009 at 6:16
A lire aussi : « les schtroumpfs noirs » (sur la question raciale), « Schtroumpfs verts et verts schtroumpfs » (sur la querelle linguistique), « le schtroumpfeur de pluie » (décroissant avant la lettre), « le cosmoschtroumpf » (sur le vertige technologique). Un must, Peyo. A peu près tout est bon.
vendredi 19 mars 2010 at 7:59
Je reviens sur ce vieux billet pour vous conseiller la lecture du 26ème tome: ‘Les Schtroumpfs et le livre qui dit tout’ ; ça rejoint un peu votre critique de l’accès universel à la culture, et de la ‘science désincarnée’ des cuistres.
C’est une présentation un peu courte, mais je n’ai hélas pas votre don pour la synthèse.
mercredi 5 janvier 2011 at 4:29
[…] force est de reconnaître que l’analyse la plus convaincante est celle de l’incontournable Fromage, qui propose une lecture inversée et iconoclaste de la société Schtroumpf. Modèle de société […]
jeudi 3 novembre 2011 at 11:29
[…] imaginé pondre un billet ironique dénonçant cette guéguerre en parodiant – c’est une mode chez nous – les Schtroumpfs […]
jeudi 3 novembre 2011 at 6:47
Pour compléter le commentaire 2, on peut aussi préciser une chose que j’ai lue dans la réédition récente (juillet dernier) de l’album, où chaque planche est complétée par les commentaires d’un spécialiste de Peyo. Bien qu’il soit absent de la couverture, Yvan Delporte, le célèbre rédac-chef de Spirou des années 50-70, a beaucoup participé à l’histoire de ce tome-ci. Or, il était tout à fait libertaire (pour ne pas dire anar), le monsieur, ce qui a beaucoup influencé le sous-texte politique de cet album. S’en étant rendu compte, il fut ensuite bien plus en retrait, et a laissé Peyo développer son univers avec plus d’autonomie. Voilà ce qui fait du Schtroumpfissime un album tout à fait à part dans la série.
Mais ainsi que Willsdorf l’a dit en 14, d’autres albums ont en effet un second niveau de lecture. « Schtroumpf vert et vert schtroumpf » est un exemple édifiant qui devrait être relu par nos amis Belges aujourd’hui, les mêmes qui râlent parce que les marketeux de Spielberg n’ont pas mis le nom flamand de Tintin sur les affiches de son film dans leur région; « Le schtroumpf financier », le dernier album réalisé par Peyo avant sa mort est un autre exemple. Preuve que l’auteur avait bien conscience des possibilités offertes par son univers, et qu’il était parfaitement complice de Delporte.
mardi 22 novembre 2011 at 5:59
[…] Henry le Barde nous a déjà finement entretenu de l’œuvre dans un billet mémorable (V. aussi Fromage) que je ne prétendrai pas égaler par ces quelques observations […]