Parmi les innombrables conquêtes picturales de Salvador Dalí, en est une qui retient particulièrement mon attention par sa grande subtilité et son caractère prophétique : ce que j’appellerais maladroitement le pointillisme photographique, poussée jusqu’à l’anticipation du pixel. Je soumets à votre regard trois tableaux particulièrement emblématiques de cette technique dalinienne.
1. Portrait de mon frère mort, 1963.
Salvador Dalí a beaucoup été marqué par la mort dans sa jeunesse. Il perd sa mère en 1921, le poète surréaliste René Crevel se suicide en 1935, son ami Garcia Lorca est fusillé en 1936. Mais la mort qu’il porte le plus en lui est celle de son frère aîné, mort neuf mois avant sa naissance à l’âge de vingt-et-un mois, et prénommé… Salvador. À la fois remplaçant et usurpateur de ce frère qu’il n’a jamais connu, nul doute que Dalí dut porter une hérédité extrêmement lourde. Celle-ci concentra une grande part de son parcours surréaliste, nourri de freudisme et de quête de soi à travers la névrose de la substitution, et explique en partie l’émergence de sa personnalité atypique et extravagante.
Hommages croisés au pointillisme, à la photographie, aux tramages pop de Roy Lichtenstein et des sérigraphies de Warhol, à l’illusion d’optique, aux visions surréalistes hallucinées, le « Portrait de mon frère mort » se donne à voir dans son entièreté si l’on prend la peine de considérer les choses de près ET de loin. Dalí était particulièrement friand de ces jeux de perception, à travers lesquelles il donnait la mesure de son examen « paranoïaque critique ». Pour prendre un exemple très simple, nous connaissons tous cette image du vase, qui devient un vis-à-vis de deux visages sitôt que l’on cesse de considérer le plein de l’image pour voir la forme du vide. Les choses changent de sens selon leur point de vue, et même se transforment.
C’est ainsi que l’interpénétration des degrés de figuration offre plusieurs paysages dans le tableau du frère mort. En premier lieu, c’est une reproduction sur le mode de la technologie photographique agrandie. En second lieu, c’est un visage surimprimé sur un paysage désertique, peuplé de paysans importés des toiles de Millet, et de soldats poudroyants qu’on croirait dessinés par un Jérôme Bosch.
Enfin, un troisième degré de lecture voit les pixels eux-mêmes prendre vie, devenant de petits personnages en reliefs ou des corpuscules en suspension dans l’air. Ce qui de loin est un aplat prend de la profondeur et du relief de près. Un simple bec de corbeau stimule soudain l’imagination : la chevelure de l’enfant a la forme d’un oiseau qui prend son envol. Mais essayez donc d’y voir à la fois l’oiseau et la chevelure !
Naturellement, ce tableau regorge de symbolisme : le crépuscule, le corbeau, la photographie comme souvenir, le tramage noir comme une dentelle de deuil, les soldats en armes, les paysans en prière,… tout cela est empreint de l’image de la mort malgré une certaine facétie ; et le caractère dissimulé de toutes ces choses possède inévitablement un parfum d’onirisme, de secret, et de règlement de compte avec son alter ego.
2. Gala regardant la mer Méditerranée qui à vingt mètres se transforme en portrait d’Abraham Lincoln, 1976
Ici, le principe optique est poussé encore plus loin. Non seulement le titre du tableau consacre le procédé comme œuvre en soi, mais le codage graphique prend une forme plus radicale : celui d’une pixellisation sur une trame de quinze cases sur vingt environ, et dont chaque pixel semble massif et uniformément monochrome, hormis ceux qui figurent Gala – ou presque.
En effet, en s’éloignant du tableau, la magie opère : Gala se métamorphose et se fond dans un portrait de Lincoln. Mais ce que ne dit pas Dalí – car il ne faut jamais tout dire –, c’est qu’il ne faut pas seulement s’éloigner du tableau, mais s’en approcher. Apparaissent alors en miniatures les images séparées de Lincoln et de Gala, indices de l’énigme, clefs du mystère, cryptage dans le cryptage, image dans l’image, code génétique du tableau, et ouvrant à travers leur caractère minuscule une fenêtre sur l’immensité du ciel, au-delà de la surface plane de la toile. Le pixel le plus lumineux du tableau est celui qu’on n’avait pas encore vu, et il est celui qui nous donne la plus belle impression d’infini. Observez bien ces deux portraits miniatures, ils possèdent encore une troisième projection d’eux-mêmes dans ce qui est leur reflet sur le carrelage. Illusion jusqu’au-boutiste ou hyper-réalisme des jeux de lumière ? La mise en abyme est une fractale géométrique en perpétuelle métamorphose.
3. Le torero hallucinogène, 1970
Le délire paranoïaque-critique à son comble, sur une toile de quatre mètres par trois ! Dalí réinvente le procédé de la quadrichromie qu’on utilise dans l’imprimerie, et fait danser ses points de couleurs, jusqu’à les faire devenir des nuées de mouches au milieu d’une quantité incroyable de personnages, dont la fameuse Vénus de Milo. Les teintes sont sur-saturées, les motifs se superposent avec des effets de transparence, certains rendus font références aux négatifs, aux soustractions de couleurs ou aux noir-et-blanc, on dirait un véritable photomontage, sauf que tout est peint au pinceau !
Le petit garçon contemplant la scène en bas à droite, c’est Dalí lui-même. Encore une mise en abyme projetant le regard de l’artiste au cœur de sa propre création – un procédé rendu célèbre depuis Van Eyck. La légende veut qu’il acheta un jour à New York une boîte de crayons de la marque « Venus » illustrée de la Vénus de Milo, et se mit en tête de la dessiner. Désir et réalité conciliés sous le regard enfantin et hyperrrrrbolique de Dalí…
En cherchant bien, vous trouverez le torero ainsi que le taureau.
vendredi 24 juillet 2009 at 2:33
Indice : le torero porte une cravate.
vendredi 24 juillet 2009 at 9:01
Merci encore F+ pour ces critiques de tableaux, mais avec l’indice le torero est vite repérable 🙂
C’est dommage que l’on ne puisse pas agrandir les images.
vendredi 24 juillet 2009 at 9:42
Je me demande si je suis normale. Moi je n’arrive à voir ce foutu vase qu’au prix de durs exercices orthoptiques. Il n’y a que les deux visages qui sont visibles, le reste l’est difficilement 😥
vendredi 24 juillet 2009 at 11:16
Quel pied !
vendredi 24 juillet 2009 at 1:17
Merci Fromage (ou puis-je amicalement vous appeler Frometon ?) pour cette semaine Dalinienne ; je l’avais un peu perdu de vue, ce génie, alors qu’il me souvient avoir passé un grand nombre d’après-midi d’adolescence, perdu dans la contemplation de ses tableaux (dans l’excellent « Dali et son temps » de la collection Time Life). Probablement le plus grand peintre du siècle.
vendredi 24 juillet 2009 at 1:26
Ritchie,
Mais je vous en prie, mon petit Ricthinounet. Stay tuned, vous aurez du Dali jusqu’à dimanche !
vendredi 24 juillet 2009 at 5:01
Fromage+,
Merci pour votre semaine Dalinienne. Une chose est sûr, vous êtes un fin connaisseur.
C’est à ce connaisseur de l’art que je m’adresse :
Aimez-vous l’art (surtout religieux, architecture des églises, vitraux, statues,…) du XIXème siècle ? Si non, pourquoi ? Que lui reprochez-vous ?
J’attendes des réponses à cette question depuis longtemps, car cet art est souvent décrié mais jene comprends pas pourquoi ! Alors ça me ferait plaisir que la réponse vienne de vous 🙂
vendredi 24 juillet 2009 at 10:07
Pour ma part, je trouve que l’art sulpicien n’est pas ce qu’il y a de plus léger. C’est avant tout un art qui entre en réaction à la montée du laïcisme et qui en fait trop, qui montre là où auparavant on suggérait. Si tout n’est pas à écarter, loin s’en faut, il faut bien reconnaître que les artistes ne faisaient pas dans le subtil.
samedi 25 juillet 2009 at 9:26
Merci koltchak91120 pour votre réponse. Cependant, pouvez-vous me donner un exemple de la lourdeur de l’art sulpicien ? un lien renvoyant vers une chose du XIXème qui me permettrait de saisir la lourdeur dont vous parlez.
Merci beaucoup.
samedi 25 juillet 2009 at 11:16
Le grand orgue de Saint-Sulpice me semble un bon exemple au même titre que l’église qui l’abrite.
samedi 25 juillet 2009 at 11:53
Pipo,
On reproche au XIXème sicèle de manquer de souplesse de sincérité. Le néoclassicisme n’est pas très voluptueux, pas plus que la peinture académique qui tend à faire dans le prout-prout. Et quand on veut faire dans le voluptueux, on verse carrément dans la crème chantilly et les boursouflures néo-byzantines, néo-gothiques, néo-mauresques, néo-tout-ce-que-vous-voulez. C’est à dire le décorum ou la « référence à ». Mais il ne faut pas pour autant résumer le XIXème à cela : le XIXème a malgré tout produit une grande érudition historique et un véritable intérêt pour toutes les archéologies et les technologies de la construction. Les restaurations de Viollet-le-Duc, malgré les critiques plus ou moins légitimes qu’on leur adresse, sont extrêmement documentées, minutieusement élaborées, dessinées avec l’aide de sources encyclopédiques. Le savoir-faire des maîtres verriers du XIXème est d’une très grande qualité, par exemple. Les tailleurs de pierre du XIXème ont atteint des sommets de technicité et de précision dans leur travail. Idem les artisans de mosaïques, etc.
Pour répondre à votre question, les églises du XIXème sont globalement d’une belle exécution au niveau technique constructive, mais assez pauvres en terme d’émotion plastique. La statuaire du XIXème est plastiquement irréprochable mais assez neu-neu en terme d’expressivité émotionnelle…
Bon, c’est assez difficile à résumer, le XIXème est un siècle très complexe et bourré de paradoxes. Voilà mon modeste avis sur la question !
samedi 25 juillet 2009 at 8:14
Adolphe-William Bouguereau par exemple illustre le propos de F+ : http://img27.imageshack.us/img27/8338/58051857.gif
J’ai choisi cet artiste à dessein, en manière de clin d’œil, Bouguereau a connu un regain d’intérêt à partir des années 60 grâce à Dali qui ne cachait pas son admiration pour ce peintre.